L’ÉQUATION DES DÉPARTS MASSIFS DU CORPS ENSEIGNANT DANS LES ZONES DITES DIFFICILES
Vélingara, Kédougou, Matam. Ces localités sont, chaque année, sur la sellette quand on évoque le mouvement national des enseignants. Elles enregistrent, en effet, le plus grand nombre de départs d’enseignants pour diverses raisons. C’est le cas encore cette année. Si le phénomène continue de hanter le sommeil des parents d’élèves, il ne peut en aucune manière justifier le faible taux de réussite souvent noté dans ces zones par rapport à la moyenne nationale, rassure-t-on au Ministère de l’Education nationale.
A la veille de chaque rentrée des classes, la question revient sur la table, preuve qu’elle reste lancinante et préoccupante. On parle-là du phénomène des départs massifs d’enseignants de certaines zones reculées. Un problème dont la première conséquence est le creusement du déficit d’enseignants dans les zones concernées. Cependant, comme le soutient le Directeur de l’Enseignement moyen-secondaire général (Demsg) au Ministère de l’Education nationale, Papa Kandji, le phénomène fait partie de l’ordre normal des choses si l’on se réfère aux textes. En effet, le départ des enseignants, quel que soit l’endroit où exerce celui-ci, entre dans le cadre du mouvement démocratique qui dépend du nombre de points engrangés par le concerné. Pour autant, le phénomène est beaucoup plus criant dans les zones défavorisées réputées difficiles pour certains. On peut citer surtout la zone sud, le sud-est ainsi que la partie nord du pays. Vélingara, Matam, Kédougou voire même Tambacounda sont des contrées où on note, chaque année, le plus fort mouvement du côté des enseignants, a reconnu le Demsg. Et ce n’est pas sans conséquences sur la qualité des enseignements, selon certains acteurs. « Le départ massif d’enseignants impacte négativement la qualité des enseignements », regrette Boubacar Camara, Principal du collège d’enseignement moyen (Cem) de Kandiaye, département de Vélingara (région de Kolda). Chef d’établissement et parent d’élèves, M. Camara constate l’ampleur du phénomène qui, dit-il, a des répercussions directes sur le quantum horaire et sur la qualité des enseignements-apprentissages. « À cause des départs massifs d’enseignants, les chefs d’établissement sont obligés de surcharger des enseignants d’une même discipline. Par exemple, un enseignant qui ne devait avoir que 24 heures par semaine peut se retrouver avec 29 heures, voire 30 heures de cours par semaine », déplore le Principal du Cem de Kandiaye. La surcharge horaire chez un enseignant, note-t-il, peut influer négativement sur la qualité de la préparation des cours « parce qu’un enseignant n’est pas un robot ; il doit avoir du temps de repos ».
À Vélingara, le départ massif d’enseignants lors du mouvement national constitue, selon les acteurs de la communauté éducative locale, un goulot d’étranglement pour l’école. « Chaque année, des dizaines d’enseignants quittent cette localité pour aller servir ailleurs », a indiqué le Préfet de Vélingara, Mamadou Lamine Ngom. L’autorité administrative a déploré cette situation à l’occasion du Comité départemental de développement (Cdd) consacré à la rentrée scolaire 2022/2023. « Cette année, on a plus d’une quarantaine de départs d’enseignants et malheureusement il n’y a que quelque 14 nouvelles arrivées. Il va donc falloir que l’Ief puisse faire usage d’une certaine gymnastique pour pouvoir combler le gap engendré en attendant l’arrivée des nouveaux enseignants en formation et qui vont sortir incessamment », précise le Préfet. « Si on n’a pas la dotation nécessaire en personnel d’ici le 3 octobre prochain, il y aura quelques écoles qui risquent d’avoir des difficultés », a indiqué l’Inspecteur de l’éducation et de la formation (Ief) de Vélingara, Déthioukh Samba. Il rappelle que sa circonscription est habituée à ce phénomène auquel elle est confrontée chaque année à l’ouverture des classes. « Nous sommes habitués, car nous sommes conscients que nous sommes dans une zone de départ massif. C’est pourquoi nous trouvons des stratégies pour enrôler au niveau local certaines personnes capables de tenir une classe en attendant la dotation en personnel », a dit l’Ief. Il souligne qu’avant l’arrivée des nouveaux instituteurs, l’école à Vélingara se contente de l’effectif disponible. Une situation que dénonce Pathé Baldé, parent d’élèves. « Chaque année, nos enfants se plaignent du manque d’enseignants dans la zone. C’est toujours difficile pour un parent de savoir que son enfant n’étudie pas correctement à cause du manque d’enseignants », déplore M. Baldé.
Un phénomène justifié souvent par les conditions de travail
La région de Kédougou vit également la même situation que Vélingara. Elle fait partie de ces zones les plus impactées par le départ massif des enseignants à chaque mouvement national. Cette année, le besoin en termes d’enseignants dans cette contrée orientale du pays est estimé, selon le Secrétaire général de l’Inspection d’académie, à 269 enseignants. De l’avis de Bakary Cissokho, ce gap est dû surtout aux départs enregistrés dans le corps enseignant. « Le phénomène impacte les apprentissages et les performances scolaires. Dans notre région, dès qu’un enseignant fait 3 ans, il demande à être affecté ailleurs, car c’est un droit qui lui revient d’être muté ailleurs », a indiqué l’Inspecteur Cissokho. L’autorité académique fait preuve de compréhension face au phénomène.
Le désir de se rapprocher des siens, l’autre argument
« Il faut savoir que c’est d’abord naturel de vouloir se rapprocher de chez soi, mais, autre chose à ne pas négliger, c’est que la plupart sont titulaires de diplômes universitaires et veulent donc se rapprocher des centres universitaires pour continuer leurs études », souligne Bakary Cissokho. Analysant l’impact de cette réalité sur la qualité des enseignements-apprentissages, il reconnaît que le manque d’expérience et le temps d’adaptation dans la zone sont des aspects à ne pas négliger. « Si les nouveaux qui sont inexpérimentés ne reçoivent pas un accompagnement pédagogique de qualité, cela impacte négativement les résultats », explique Bakary Cissokho. Le Secrétaire général de l’inspection d’académie de Kédougou demande à l’Etat de renforcer les recrutements et de tenir compte de la provenance des uns et des autres dans les affectations. « Les gens doivent accepter de revenir dans leur terroir pour servir l’école et leurs cadets », plaide El Hadj Koly Cissokho, le Président de l’Union régionale de l’association des parents d’élèves de Kédougou. « À chaque fois, ce sont de nouvelles équipes qui viennent et là c’est très difficile pour les enfants », déplore le parent d’élève.
Evoquant le phénomène, le Secrétaire général du Cusems à Kédougou, Justin Thiarouna Bidiar, justifie cela par les difficiles conditions de travail des enseignants à l’intérieur du pays. « Outre le problème de l’adaptation, il y a des zones où les conditions sont très difficiles pour travailler. Beaucoup de collègues préparent leurs fiches à l’aide de lampes tempête ou de torches. Ces conditions ne permettent pas aux enseignants de rester longtemps sur place et dès qu’ils ont la possibilité de compétir dans le cadre du mouvement national, ils n’hésitent pas », explique l’enseignant. « C’est pourquoi chaque année, il y a des centaines de nos collègues qui quittent la zone », a déploré Justin Thiarouna Bidiar.
310 enseignants sur le départ cette année à Matam
L’Inspection d’académie de Matam est l’une des plus touchées par le mouvement national des enseignants. Comme chaque année, la circonscription académique enregistre de nombreux départs. Une situation qui accentue le déficit en personnel enseignant dans la région. Par exemple, pour cette rentrée, 310 enseignants ont exprimé leur envie de quitter la région conformément à ce que leur permettent les textes concernant le mouvement national. Seuls 20 enseignants sont attendus comme nouveaux venants, selon les chiffres fournis par l’Inspecteur d’académie Mbaye Babou, lors du Comité régional de développement (Crd) tenu en prélude à la rentrée scolaire. « À cause du nombre important de départs, le gap à résorber est estimé globalement dans la région à 355 enseignants », déplore l’autorité académique. Selon lui, ces départs massifs peuvent s’expliquer par les conditions de travail souvent très difficiles, mais aussi le climat qui prévaut dans cette partie septentrionale du pays. Celui-ci reste dominé durant toute l’année par une chaleur accablante, pas moins de 40 degrés à l’ombre. Mbaye Babou de reconnaître que le déficit de personnel enseignant impacte sans nul doute le quantum horaire. « Mais comme d’habitude, on essaie de s’adapter face à la situation pour combler le gap en procédant à une rationalisation des effectifs », affirme l’Inspecteur d’académie de Matam.
Un phénomène encadré et régi par les textes
À Dakar et Thiès, de nouveaux sortants ne sont plus autorisés à postuler à des postes dans le système éducatif. « Ce sont des circonscriptions où on bloque l’arrivée des sortants de formation afin de mieux gérer le déficit noté à l’intérieur du pays », a indiqué Papa Kandji, le Directeur de l’Enseignement moyen-secondaire général Demsg. Une mesure qui, dit-il, permet de mieux réguler le mouvement des enseignants dans le système. Mieux, poursuit M. Kandji, les nouvelles recrues affectées à l’intérieur du pays ne peuvent prétendre à une autre affectation durant trois années ferme. Toutefois, Papa Kandji réaffirme que le départ massif des enseignants dans certains coins du pays et qui est décrié par certains est un phénomène qui entre dans la gestion démocratique du mouvement national des enseignants.
Interpellé sur l’impact que celui-ci pourrait avoir sur la qualité des enseignements-apprentissages, le Directeur de l’Enseignement moyen-secondaire général de faire savoir qu’aucune étude scientifique n’a encore démontré cela. Pour preuve, dit-il, Matam, qui, en 2021, s’était classée première en termes de résultats au niveau national reste encore une des principales zones de départ dans le système éducatif. « Tout dépend de l’engagement, quelle que soit la zone où l’on exerce, car on peut être nouveau dans le corps et être plus engagé qu’un ancien », note Papa Kandji.
Miser sur une discrimination positive pour fixer les enseignants
De l’avis du Secrétaire général national du Syndicat des enseignants libres du Sénégal (Sels), Amidou Diédhiou, le maintien sur une longue durée des enseignants dans les zones réputées difficiles reste un casse-tête dans le système éducatif. Pour relever le défi, M. Diédhiou recommande, entre autres stratégies, l’application d’une politique basée sur une discrimination positive en termes de motivation. Aussi, dit-il, une amélioration de l’environnement scolaire et des conditions de travail peut aider à inverser la tendance actuelle notée dans le cadre du mouvement national des enseignants. Le Secrétaire général national du Sels propose même la création d’une indemnité spécifique et une meilleure implication de la part des collectivités territoriales. Un avis que le syndicaliste partage avec certains membres de la communauté éducative. « Pour trouver une solution à ce phénomène, je pense qu’il faut que l’Etat accepte de mettre en place des conditions idoines dans les zones difficiles afin d’attirer et de maintenir les enseignants dans ces zones-là », renchérit le Secrétaire général de l’Inspection d’académie de Kédougou, Bakary Cissokho. Justin Thiarouna Bidiar, membre de la société civile éducative à Kédougou est du même avis. « Il faut que l’Etat accompagne les enseignants qui acceptent de servir en milieu rural. Il doit tout faire aussi pour éliminer les abris provisoires dans le système, car les enseignants qui sont dans ces classes travaillent dans des conditions difficiles », a déclaré M. Bidiar.