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NOUS NE POUVONS PAS CONTINUELLEMENT ÊTRE LES PIONS DES AUTRES

Éditorialiste, intellectuel, Paap Seen est un des co-auteurs du livre “Politisez-vous”, paru en 2017. Dans cet entretien, il analyse les ressorts de l’attrait qu’exerce la Russie sur une partie de la jeunesse africaine. Contre la dépendance étrangère, il appelle les pays africains à  “se détacher des influences coloniales et à devenir leur propre centre”.

Question provocatrice : vous êtes plutôt Poutine ou Macron ?

Je suis Sénégalais, je vis au Sénégal et je n’ai qu’un seul passeport. Il n’est ni russe, ni français. Mais en tant que citoyen du monde, si je devais choisir, je dirais aucun des deux pour des raisons idéologiques et par principe. Emmanuel Macron a une vision du monde ultra-libéral qui, dans son pays, donne le pouvoir aux plus riches, casse les avantages sociaux et détruit les classes populaires. Cela se traduit par une financiarisation de l’économie ainsi que par des crises économiques et sociales de plus en plus violentes. Concernant Vladimir Poutine, je suis un militant de la démocratie car elle garantit le respect des droits fondamentaux et la liberté. L’autocratie et la dictature ne sont pas des systèmes que je pense justes et défendables. Aussi, la liberté des peuples est un droit inaliénable et je crois que l’invasion de l’Ukraine est injustifiable.

Comment avez-vous interprété l’image de jeunes burkinabés, et même d’un soldat debout sur un char brandissant le drapeau russe ?

Triste. Penser, un seul instant, que la solution viendra d’un pays étranger, qui lui-même ne parvient pas à s’occuper des problèmes de ses citoyens relève de la naïveté. Nous n’avons pas à déléguer nos responsabilités. Ce qui a été vendu à ces jeunes, c’est juste la haine de la France, qui ne peut être un mouvement libérateur et qui ne va pas délivrer le Burkina Faso de l’hydre terroriste. J’étais sidéré de recevoir sur WhatsApp des images de la neofasciste italienne Giorgia Meloni. Cette femme déteste les Noirs, les musulmans. Elle est l’héritière d’un mouvement haineux et raciste et elle veut jeter à la mer les immigrés mais parce qu’elle s’en prend à la France, des Africains partagent et font tourner une vidéo d’elle. Si nos chefs d’État préfèrent s’aligner sur les intérêts de la France, maintenir le FCFA, ce n’est pas en raison de menaces mais parce qu’ils préfèrent le pragmatisme à la souveraineté totale et immédiate. Ils pensent à leurs intérêts immédiats. Si la France se montre encore paternaliste et voit l’Afrique de l’Ouest comme une zone d’influence, c’est parce que nos élites refusent de couper les liens. Évidemment, on ne peut pas comparer la présence française en Afrique à celle de la Russie ou de la Chine.

Ce qui nous lie à la France, c’est une histoire faite d’oppression et de pillages. Mais aujourd’hui, on voit, que cela soit en Centrafrique ou de plus en plus au Mali, les Russes se comporter de manière arrogante. Pourquoi ? Parce que nous affichons une image négative de nous-mêmes, en les exhortant à venir nous sauver. C’est à l’Afrique de se sauver par sa volonté propre. Cela se fera lorsque nous choisirons des dirigeants compétents, loyaux et moralement aptes. C’est difficile de faire face à soi-même et très facile de toujours trouver des boucs-émissaires. Nous ne pouvons pas continuellement être les pions des autres. Allez aujourd’hui sur les réseaux sociaux et regardez la vague de fausses informations distillées par tous ces pays qui cherchent à capter les cerveaux des jeunes africains. Énormément de stratégies et de moyens sont mis en œuvre pour influencer notre jeunesse et recruter des activistes pro tel pays ou tel autre pays. Pour prendre le pouvoir ou le garder, les hommes politiques font des clins d’œil à ces puissances étrangères. C’est glaçant.

Avant le Burkina, on a vu de pareilles scènes au Mali, en Centrafrique et parfois au Niger. Certains y voient une difficulté des Africains à délivrer leurs chaînes, qu’elles soient françaises, russes ou chinoises. Qu’en pensez-vous ?

Les pays que vous avez cité sont tous en faillite. En tout cas, le Mali et la Centrafrique ne sont plus des États viables. Une grande partie du Mali est devenue un no man’s land et les raisons de l’affaissement de l’État malien sont connues : des frontières coloniales qui n’ont jamais été acceptées par les populations du Nord, des différends ethniques persistants, le conflit interne algérien qui a poussé des islamistes à venir avec leurs  armes et leurs idéologies mortifères au Nord du Mali, la faiblesse et la cupidité des dirigeants de Bamako qui n’ont su trouver des solutions aux défis immenses du pays. Mais surtout la guerre en Libye qui a permis la circulation d’armes et de trafics de toutes sortes. Au Burkina Faso, la chute de Blaise Compaoré a été un catalyseur. Pour garder le pouvoir et maintenir son influence dans la sous-région, il n’hésitait pas à négocier avec les djihadistes.

Ce qui est aussi constant, c’est que l’Afrique de l’Ouest voit depuis plusieurs décennies arriver un discours religieux qui n’a rien à voir avec l’islam ouvert et tolérant. Par ailleurs, nos sociétés connaissent de grands bouleversements et les populations exsangues, fatiguées ne savent que faire. Je n’interprète pas ces scènes comme un refus de liberté, c’est tout le contraire. La jeunesse africaine cherche désespérément de l’aide. Devant l’horizon obstrué et les calamités qui l’accablent, elle veut s’agripper à une bouée de sauvetage. Si ce n’est pas François Hollande et Barkhane qui viennent à son secours, c’est Vladimir Poutine, incarnation du dirigeant viril et dominateur et la milice Wagner qui lui tendent la main. Les militaires qui ont pris le pouvoir excitent la jeunesse de leurs pays, au lieu d’aller au front, de « vaincre ou de périr » devant l’adversaire redoutable qui continue de se mouvoir en toute tranquillité. Les djihadistes se frottent les mains ! Où est la CEDEAO ? Elle impose des sanctions hallucinantes au Mali, en proie à la plus grande crise de son existence. Si les dirigeants africains avaient envoyé une force commune quand les hordes de djihadistes voulaient attaquer Bamako et détruire le Mali, nous n’en serions pas là.

Les manifestations anti françaises à Ouaga, et même les pillages de magasins Auchan au Sénégal en mars 2021, ne sont-elles pas finalement le signe que le ressentiment colonial est toujours vivace ?

Il faut aussi voir ces soulèvements pour ce qu’ils ont de plus fondamental : le désespoir de la jeunesse. Malheureusement, cette colère n’est pas captée par les mouvements progressistes, qui sont complètement inaudibles aujourd’hui en Afrique. Comme nous pouvons le voir partout dans le monde, les populistes-conservateurs, parce que leur discours est dénué de toute complexité, parviennent à se saisir des ressentiments et des peurs. Qu’est-ce qui s’est passé après ces événements ? Rien. Les morts et les blessés ont été oubliés. Le capital français est plus triomphant que jamais et les Turcs ou les Chinois sont aux aguets. Des entreprises comme Auchan sont partout dans le monde. Il faut se demander pourquoi les élites de nos pays préfèrent acquérir des villas en Occident, acheter les plus belles voitures qui existent, ou encore investir tout le temps dans l’immobilier au lieu de miser sur l’industrie, l’agro-alimentaire ou injecter des fonds dans les entreprises locales. Au Sénégal, particulièrement, l’économie est dominée par les intermédiaires et les rentiers. Nous devons questionner tout cela, appeler à la raison nos dirigeants comme ici au Sénégal où le président de la République continue à maintenir le flou sur un 3e mandat ; développer des universités et de grands centres de recherches ; donner une éducation aux enfants de nos pays. L’Afrique devra accueillir près de 2,7 milliards d’habitants en 2050. Comment les nourrir ? Comment les loger ? Comment les soigner ? Ces questions radicales appellent à des réflexions complexes et sans tabou. Il ne faut pas substituer à la faiblesse théorique et idéologique la haine des autres. L’autonomie ne se gagne pas par les slogans mais par la production, économique et intellectuelle. À nos problèmes internes, viendront s’ajouter le dérèglement climatique, les pandémies, les crises économiques cycliques et les conflits qui vont secouer le monde. Pour moi, la contradiction principale reste la création de sociétés ouvertes, l’accès et la circulation du savoir. C’est un difficile chemin, un combat contre soi-même, qui n’est malheureusement pas à l’ordre du jour. Quoi qu’il qu’en soit, l’Afrique de l’Ouest, particulièrement, doit changer de trajectoire. Nous devons avoir peur de l’avenir !

Comment décoloniser les esprits et parvenir à une réelle souveraineté africaine ?

Vaste interrogation. Je ne pense pas qu’un pays comme le Sénégal ne soit pas souverain. Il l’est. Maintenant face aux grands ensembles et aux puissances, le Sénégal aura du mal à tirer son épingle du jeu. C’est juste un exemple pour dire que nos États ont intérêt à construire le panafricanisme. Les nations prises isolément ont accusé beaucoup de retard dans les domaines scientifiques et technologiques. Les économies ne sont pas performantes et la circulation des connaissances est entravée. Le panafricanisme, pour paraphraser Samir Amin, n’est pas une idéologie grandiloquente. Il permet aux pays africains de se détacher des influences coloniales et de devenir leur propre centre. Mais avant même d’aller vers un ensemble à l’échelle continental, consolidons, au niveau de la sous-région les acquis. Exigeons des dirigeants de nos États le déploiement des Forces en attente de la CEDEAO pour desserrer l’étau au Mali et au Burkina Faso, construisons une CEDEAO des peuples. Nous devons nous donner la main et nous entraider, bâtir ensemble. Sans cette première phase, qui sera le début de notre autosuffisance économique, politique et scientifique et qui nous permettra d’être assez puissant pour défendre nos intérêts, il sera difficile de décoloniser les esprits. Cette décolonisation exige aussi de connecter l’enseignement et les savoirs aux langues africaines. Comment pouvons-nous continuer à enseigner et à produire la connaissance dans des langues complètement éloignées de nos paradigmes ?

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