SÉNÉGAL, UN PAYS SANS IDÉES
L’appauvrissement du débat public au Sénégal est, à tort ou à raison, déploré par plusieurs observateurs ces dernières années. Une vacuité qui a plusieurs causes dont la plus prégnante est peut-être une carence de grands politico-intellectuels comme on pouvait en voir au début des indépendances avec les Léopold Sedar Senghor, Cheikh Anta Diop, Mamadou Dia, Abdoulaye Ly et autres qui avaient une haute idée du Sénégal.
Peut-on encore dénicher dans l’espace médiatique sénégalais des hommes politiques dont l’engagement politique est soustendu par une grande assise intellectuelle et une haute idée pour le devenir du pays ? Les grandes querelles sur l’économie, la souveraineté, les orientations politiques, la culture, qui avaient été notées jadis chez les hommes politiques, n’ont-elles pas disparu ? La classe politique a-t-elle déserté le monde des idées, la force des arguments ? Autant de questions qui méritent d’être posées au regard de l’évolution de la manière de faire de la politique au Sénégal.
L’espace politique manque de créativité, d’invention, d’inspiration. C’est un secret de Polichinelle de dire que le Président Léopold Senghor «détestait» l’égyptologue Cheikh Anta Diop. Très divergentes sur le plan idéologique, ces deux personnalités marquantes de l’histoire politique et universitaire du pays ont livré une grande bataille sur le terrain des idées par rapport au devenir de l’Afrique. Senghor parle en effet de négritude, alors que le fondateur du RDN prône la renaissance africaine à partir de l’héritage de l’Égypte pharaonique etla promotion des langues négro-africaines. Iltraite Senghor et ses amis d’«écrivains africains de langue étrangère», et doute que leurs écrits soient la «base d’une culture africaine».
Quand Senghor affirme que «l’émotion est nègre, la raison Hélène», Diop dénonce «l’aliénation» de «nègres d’une haute intellectualité qui cherchent à codifier ces idées nazies d’une prétendue dualité du Nègre sensible et émotif, créateur d’art, et du Blanc fait surtout de rationalité». Les désaccords entre Senghor et Mamadou Dia (ancien président du Conseil) étaient aussi remarquables sur le plan de leur vision. Le chantre de la négritude était plus sensible aux «humanités gréco-latines» ; tout le contraire de « Maodo » qui avait un faible pour les «humanités négro-africaines » comme il le dit dans Mémoires d’un militant du tiers-monde. Tout cela pour dire que l’action politique tournait au tour de la force des arguments idéologiques : marxisme, socialisme, libéralisme, communisme. Chacun des grands hommes politiques du pays se définissait et agissait à travers la lorgnette de ces pensées.
De Majmout Diop à Abdoulaye Bathily en passant par Abdoulaye Wade, Abdoulaye Elimane Kane et le maoiste Landing Savané, l’animation politique était manifestement très dense. Un bouillonnement des idéaux qui est quasi inexistante de nos jours. La lutte des classes a été détrônée comme le souligne le politiste Amadou Ka par la lutte des places. Ce qui visiblement a eu pour conséquence l’effritement du débat politique au Sénégal. «La crise politique au Sénégal, c’est aussi une crise intellectuelle, c’est une crise de la déconnexion entre les grands intellectuels, des grands idéologues d’avec la politique», se désole le chercheur à Enda, Dr Cheikh Guèye. Dans cet entretien accordé à «L’As», il a indiqué que les grands idéologues ont démissionné de la politique.
Travaillant depuis plusieurs années dans la prospective et dans les questions de développement, Dr Cheikh Guèye a fait savoir, donnantles raisons de cette déliquescence, que les idiologies ont perdu leurs forces. «Parce que les idéologies avaient des appareils qui pouvaient aller jusqu’à des Etats, de grandes œuvres écrites qui étaient derrière ces idéologies. Force est de constater maintenant qu’on est dans une sorte de pensée unique et ça, c’est un facteur important pour analyser la nouvelle donne», renseigne-t-il.
À l’en croire, l’assèchement intellectuel et idéologique est constaté dans l’espace politico-médiatique. Et il ajoute que les profils des hommes politiques ont changé au Sénégal. « Nous n’avons plus d’hommes politiques de la trempe de Senghor, Mamadou Dia, Cheikh Hamidou Kane, Cheikh Anta Diop qui étaient à la fois de grands penseurs mais qui étaient aussi des engagés politiques », soutient le chercheur qui estimer que le Sénégal est dans un nouveau contexte où l’école n’est même plus un ascenseur social. « Nous n’avons plus ces hommes politiques qui pouvaient éclairer, orienter, former de brillants esprits et les préparer à un espace public serein où les idées sont les principales armes », fulmine Dr Cheikh Guèye.
Et si les grands intellectuels, souligne-t-il, ont déserté le terrain politique, c’est parce qu’il est devenu un espace d’invectives, de violences verbales et psychologiques. « C’est très dangereux parce que notre espace politique a besoin d’idées pour se renouveler, a besoin de contradictions théoriques, idéologiques, conceptuelles, programmatiques pour vivre », prône-t-il avant de préciser : «Loin de moi l’idée de dire que nos hommes politiques actuels ne sont pas intelligents ou ne sont pas des intellectuels. Même ceux qui en sont préfèrent se »déshabiller » de ce manteau ». Pour Dr Guèye, tout le débat tourne autour d’invectives, de disputes crypto-personnelles, de problèmes juridiques et électoraux. Il pense néanmoins qu’avec des plateformes comme le Réseau Alternatif pour l’Afrique, il peut y avoir un rebond qui peut faire revenir les débats autour des idées.
«LES HOMMES POLITIQUES ACTUELS PRIVILEGIENT LA QUETE D’UNE VISIBILITE A LA «GALERIE» AU LIEU DE S’AFFIRMER INTELLECTUELLEMENT»
Dans la foulée, il pense que pour réconcilier la politique avec les grandes idées, le Sénégal aura forcément besoin des Think Tank qui se donnent comme rôle la réflexion, la prospective, la recherche scientifique. Pour sa part, l’écrivain Waly Ba pense que l’évolution du contexte sociopolitique impose au politicien intellectuel une posture mondaine qui le prédispose à privilégier la quête d’une visibilité dans la »galerie » au lieu de s’affirmer intellectuellement. « Il serait légitime de penser que la fin des idéologies est en partie responsable de cet état de fait », déclare le critique littéraire qui paraît se convaincre que si les écoles des partis existaient jusqu’à présent, un homme politique doté d’un tant soit peu d’intellectualité ne verserait pas dans des comportements et des discours au ras des pâquerettes.