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LES LIEUX MEURENT, LES HOMMES AUSSI

Ce midi-là j’avais refait le monde avec mon ami Racine. Après avoir commenté l’actualité politique marquée par le résultat historique des Législatives, nous avons décidé d’aller manger au Djembé, qui sert le meilleur mafé de la capitale. Surprise et effroi : le restaurant avait été rasé. Comme ça, sans prévenir les habitués. Des gravats avaient pris possession des lieux et peut-être surgirait de ces décombres un immeuble neuf à l’architecture neutre comme c’est la mode dans les capitales africaines, où on fait si peu cas de l’esthétique et de l’histoire.

Qu’il a été triste de voir le Djembé disparaître et ensevelir les souvenirs d’une époque et des multiples conversations, ambitions et projets imaginés dans ce lieu dont la chaleur séduisait les mêmes gens qui, à force de fréquenter l’endroit, avaient fini par se reconnaître, s’apprécier et se dire timidement bonjour dans les artères de la ville.

Le Djembé était un poste d’observation du Dakar grouillant et changeant, des marchands ambulants déambulant dehors, aux banquiers pressés nombreux à cet endroit au cœur du Plateau. L’endroit n’était pas un repaire de politiciens ambitieux et d’intrigants qui chuchotent de machiavéliques plans à l’abri des oreilles indiscrètes. Ils n’y avaient pas importé leurs mauvais goûts et leurs mœurs peu commodes.

Le Djembé ne sera plus et c’est bien triste. J’y avais mes habitudes comme j’avais mes habitudes au Jane Café sur la rue Saint-Maur à Paris. Le café y était peu cher, l’ambiance familiale et le décor sobre et chaleureux. On pouvait y lire et écrire sans craindre les regards inquisiteurs des propriétaires : une famille d’origine algérienne sympathique. La maman gentille, Karima, explosive,  et Mehdi taquin. Le café est mon refuge matinal comme celui de tous ceux qui ne sont pas du matin, mais tentent tout de même de se forcer à faire des choses utiles à l’aube quand la nuit enlève son voile protecteur sur les hommes. Au Jane Café, l’internet marchait bien et j’y prenais chaque matin les nouvelles du pays et y lisais le journal de la vie délivrer les bonnes nouvelles du jour.

La semaine dernière j’étais à l’étranger, et j’ai découvert que cet endroit aussi avait fermé. Il n’avait pas résisté aux deux années de pandémie et avait dû céder aux injonctions comptables et aux prêteurs sans cœur. Le capitalisme est une immense forêt darwinienne où la règle est de tuer ou de mourir. Le temps qui passe et permet les ajustements n’est plus de rigueur. Le business est cruel. Dans ce bar, j’aimais écouter les gens ordinaires, peu épargnés par la vie, dire leur quotidien peu gai, rêver de vacances qu’ils ne prendront pas, avoir des plans et des ambitions pour leurs enfants et finir leur breuvage froid par un retour sur la réalité de la vie : le travail, le sacrifice de la santé, la distance avec les proches, et la mort.

Le Comptoir est un autre de mes lieux. Il est mort aussi. J’y suis allé la dernière fois avec J. Nous y avons beaucoup parlé. Nous avons recousu les fils du temps, imaginé des scenarii, inventé des voyages, des pays et des mondes et fomenté des complots positifs sur l’autel de la fraternité humaine. Ce fil incassable qui lie les gens malgré la distance et le temps qui se faufile. J. n’est plus. Elle est morte. Je ne sais pas de quoi. Je ne demande jamais, par pudeur et par héritage et par éducation. Un tweet. Une mauvaise nouvelle. Une tragédie. Silence. La pandémie a été un moment affreux pour l’amitié et la tendresse amoureuse. Nous avons perdu des êtres chers et apprenons encore à apprivoiser le manque et à taire la douleur. La mort est la seule vérité. Selon le Coran, elle fut avant la vie et sera après elle. Entre les deux, nous tentons de marcher sur les deux jambes en inventant et en créant des manières possibles d’habiter la terre. J’ai une tendresse pour les cafés et leur poésie. J’y écris. J’y lis. J’y rêve et j’y pense les ailleurs que je ne visiterai jamais. Ils sont sans doute un des derniers endroits où la vie s’insère et apporte son rythme lent.

Nous avons chacun un café favori, un endroit cher, une grotte dans laquelle on disparaît à l’abri du monde pour reconfigurer un univers, reconstituer des pièces du puzzle de la vie. Je pense au Logone en face de la cité Claudel durant les années étudiantes, au Sombrero, curieux restaurant mexicain dans le cœur du Plateau. Tous les deux sont des reliques dans mon hôtel de l’insomnie. Mes lieux sont miens ; ils ont des noms que je garde jalousement, des odeurs et des émotions, des fantômes et des espérances. Ces endroits ne sont hélas pas éternels.

Ils naissent, poussent et meurent. Les lieux meurent. Les hommes aussi.

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