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UN FLÉAU ENDÉMIQUE

Dans la foule, immense, qui occupe la cour arrière du stade Léopold Sédar Senghor de Dakar, Amadou ronge son frein. L’oreille tendue vers un homme qui trie et appelle les noms sur les différents dossiers empilés sur une table, entouré par des centaines de Sénégalais, le jeune homme espère que son nom, commençant par la lettre D, sera bientôt appelé. L’agent chargé de l’ordre de passage en est aux noms commençant par la lettre C.

Bientôt 8 h, ce mercredi matin. Amadou, la vingtaine, a quitté son Thiaroye natal et patiente depuis 2 heures pour enfin passer son permis de conduire. Travailleur précaire dans le secteur des communications, ce banlieusard, qui n’a jamais fait 10 mètres au volant d’une voiture, s’apprête à passer son permis. L’échec à son examen ne l’effraie pas. Il est même venu pour ça. Mais à la fin de la journée, il aura réussi à obtenir le droit de conduire une voiture au Sénégal, sans même connaître une seule règle du Code de la route.

Lorsqu’arrive enfin son nom, Amadou récupère son dossier et rejoint une file qui passe devant un homme assis à l’écart sur une chaise. Chacun lui file 5 000 F CFA, avant d’avoir le droit de s’asseoir sur les longs sièges d’attente en direction des moniteurs. ‘’C’est le prix à payer pour passer’’, explique-t-il à un autre candidat qui ne comprend pas cette obligation de mettre la main à la poche, sans aucun reçu ou traçabilité de l’argent. ‘’Officiellement, c’est pour la location de la voiture de passage de l’examen’’, complète-t-il son information.

‘’Deux passages : un oral pour le Code de la route et un autre pour la conduite’’

Avant de venir, Amadou a bien été briefé par son arrangeur de permis. Sa quête du précieux sésame a débuté, il y a deux mois. Mis en rapport par un ami avec quelqu’un ‘’qui travaille au service des mines’’, le jeune homme a été convaincu qu’il pouvait avoir son permis de conduire sans pratiquement bouger de chez lui. ‘’Deux passages : un oral pour le Code de la route et un autre pour la conduite. Je vais échouer pour les deux, mais l’important est que mon dossier soit enregistré. Voilà notre arrangement’’, conte-t-il son aventure. Pour chaque passage, Amadou a déboursé 40 000 F CFA.

Il n’a pas été difficile à convaincre, puisque l’ami en question dispose déjà de son permis de conduire. Lui aussi, sans véhicule, ne sait pas conduire. Mais qu’importe, se dit-il, ‘’mieux vaut avoir son permis maintenant. Après, on apprendra à conduire. Ce sera plus simple ainsi. On peut tout avoir dans ce pays, à condition d’y mettre le prix’’.  

S’ensuit alors l’activation du contact aux services des mines. Un dossier comprenant un certificat d’aptitude médical, un certificat de domicile, quatre photos d’identité, un examen déterminant le groupe sanguin et un premier versement de 40 000 F CFA lui permettent de décrocher, quelques jours plus tard, un droit de passage du Code de la route, après avoir fait son enrôlement au garage des Beaux Maraîchers. 

Ce jour-là, ‘’je me suis rendu au rendez-vous et j’’ai fait l’oral comme indiqué. Je n’ai même pas eu à répondre aux questions de l’agent chargé de faire passer l’examen. Très peu de personnes s’y sont risquées d’ailleurs, dans la salle qui comptait plus d’une cinquantaine de candidats. A la fin de la séance, il nous a simplement demandé de sortir pour laisser place à un autre groupe. C’est par la suite que le contact m’a confirmé mon passage pour l’examen de conduite’’.

Permis biométrique : rien n’a changé dans la corruption

Officiellement, toute personne résidant sur le territoire sénégalais et âgée d’au moins 18 ans peut demander un permis de conduire pour véhicule léger. Pour cela, il doit se munir de quatre photos d’identité, d’un certificat de résidence, d’une pièce d’état civil ou une copie certifiée conforme de la carte nationale d’identité, d’un timbre fiscal de 10 000 F CFA, d’un timbre de délivrance de 10 000 F CFA, d’un certificat médical d’aptitude à la conduite automobile et d’un certificat attestant du groupe sanguin.

C’est en août 2018 que les autorités sénégalaises ont lancé  une opération de modernisation de l’administration des transports routiers et de la gouvernance des titres de transport. Cette initiative, dénommée ‘’Capp Karangë’’, consiste notamment à une numérisation et une sécurisation des titres et autres documents de transport, avec l’octroi du permis de conduire biométrique.

Selon la Direction des transports routiers, l’objectif, à travers la mise en circulation de cette pièce, est “le renforcement de la sécurité sur les routes qui font chaque année des centaines de morts’’.

En effet, les chiffres de l’Organisation mondiale pour la santé affirment qu’au Sénégal, les accidents de la circulation routière représentent 63,17 % de tous les accidents en 2021. Parmi les causes majeures des accidents, figurent en grande place le facteur humain, avec les excès de vitesse, la négligence, l’imprudence et le non-respect des règles du Code de la route. La gendarmerie nationale ajoute que ‘’les interventions de secours concernaient le plus des piétons et des motos renversés par un véhicule, avec 65 452 interventions. Ces deux catégories d’accident font aussi le plus de victimes avec 107 434 enregistrées de 2017 à 2020’’.

La circulation routière, 63,17 % de tous les accidents en 2021

Lors de cette cérémonie de lancement, le directeur des Transports routiers, Cheikh Omar Guèye, assurait que le document de transport à caractère biométrique devrait ‘’permet de sécuriser l’usager et le système contre la fraude constatée dans l’établissement de ce document’’. Quatre années plus tard, la tricherie et la corruption sont encore plus présentes dans le secteur de la délivrance du permis de conduire. Et la suite de cette matinée d’Amadou à la cour arrière du stade Léopold Sédar Senghor continue en ce sens.

Une fois son tour venu, le jeune homme n’a eu besoin que d’une minute dans la voiture. ‘’Le moniteur, assis dans le siège passager de devant, m’a indiqué tout ce que je devais faire. Mais j’ai freiné brusquement en essayant de stationner la voiture dans un espace réduit et le superviseur m’a demandé de descendre. Ce fut très rapide’’, s’amuse-t-il.

Le moins drôle est que, dans quelques jours, Amadou recevra son titre de transport sans réellement être capable de conduire une voiture. Pour cela, il lui suffira de payer un dernier ticket à 10 000 F CFA aux services des impôts et des domaines et d’attendre l’impression de son permis de conduire.  

Comme beaucoup d’autres dans son cas, il sera un danger pour les autres automobilistes, ne sachant point appliquer le Code de la route. Le seul petit signe réconfortant est qu’il semble conscient de sa situation. ‘’Ne vous inquiétez pas. Je compte bien m’améliorer, avant de m’aventurer sur les routes de Dakar’’, promet-il.

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