PAULIN HOUNTONDJI, AU-DELÀ DE LA CRITIQUE DE L’ETHNOPHILOSOPHIE
Et s’il fallait passer par Husserl pour comprendre Hountondji ? C’est le pari du philosophe sénégalais Bado Ndoye dans son nouvel ouvrage qui vient de paraître intitulé « Paulin Hountondji : leçons de philosophie africaine » (Riveneuve, 2022, 181 pages). À rebours de ceux qui réduisent très souvent l’œuvre de Hountondji à la critique de l’ethnophilosophie, Ndoye change de perspective et nous fait découvrir une autre facette du philosophe béninois, différente de l’image du « philosophe positiviste eurocentré » que l’on s’était faite de lui.
Paulin Hountondji est l’une des figures les plus marquantes de la philosophie en Afrique. Mais il existe, si l’on peut dire, un quiproquo dans la compréhension des « deux moments » de sa pensée : sa vive critique de l’ethnophilosophie exposée dans « Sur la philosophie africaine », son ouvrage polémique publié en 1977, et les articles et ouvrages publiés par la suite à propos de la réappropriation des savoirs endogènes africains. Ainsi, même si l’on reconnaît au philosophe béninois (il est né en 1942 à Abidjan) d’avoir fixé pour l’essentiel les termes du débat philosophique africain tel qu’il s’est constitué dès le début des années 1970, il reste qu’il semble avoir renié sur le tard les thèses qui lui avaient valu d’avoir été présenté comme le philosophe africain le plus célèbre de ces cinquante dernières années. Pourtant, nous dit le philosophe sénégalais Bado Ndoye, il n’y a chez Paulin Hountondji « ni reniement ni revirement, mais poursuite d’une même problématique dont les déplacements, rectifications et reprises critiques ont jalonné un même parcours philosophique ». Dans son nouvel ouvrage qui vient de paraître intitulé « Paulin Hountondji : leçons de philosophie africaine » (Riveneuve, 2022, 181 pages), Ndoye met en lumière la logique unissant les « deux moments » de la pensée de Hountondji. En effet, souligne-t-il, l’ethnophilosophie n’est pas le dernier mot de la philosophie de Hountondji et que la critique de l’ethnophilosophie n’a pas pour but de frapper d’anathème pour la bannir la notion de « philosophie africaine ».
Détour par la phénoménologie d’Edmund Husserl
Dès le milieu des années 1970, écrit Bado Ndoye, il a initié une réflexion qui le conduira dans ses écrits tardifs à ce que devait être une approche philosophique des cultures africaines. Mais pour comprendre pleinement le parcours qui avait fait de lui le philosophe de la critique de l’ethnophilosophie, il faut effectuer un détour par la phénoménologie d’Edmund Husserl. C’est du moins le pari que fait Bado Ndoye. Une telle invitation, écrit Souleymane Bachir Diagne, qui a préfacé cet ouvrage, ne pouvait trouver meilleure adresse que celle du philosophe sénégalais (Bado Ndoye), qui, pour avoir lui-même consacré une thèse et des articles remarquées à la phénoménologie husserlienne, « est particulièrement bien placé pour faire voir ici tout le bénéfice théorique qu’il y a à penser avec Husserl les problèmes philosophiques en Afrique ».
À ceux qui trouveraient paradoxal d’inviter parmi les penseurs du continent un philosophe (Husserl) qui a déclaré que la philosophie ne peut appartenir en propre qu’à l’Europe, mettant à part une « humanité européenne » sur laquelle les autres feraient bien, autant qu’elles le peuvent de se modeler, Bado Ndoye maintient, avec Hountondji, qu’il existe dans la phénoménologie de Hussserl une « leçon de philosophie africaine ».
Pour cela, l’auteur distingue un premier Husserl, idéaliste et donc insensible à la réalité empirique des cultures, et un second Husserl plus soucieux de l’hétérogénéité de fait des cultures historiques. C’est plutôt ce dernier qui l’intéresse dans cet ouvrage.
Continuité
Si Paulin Hountondji a été critiqué, ses détracteurs l’accusant d’avoir de la philosophie une conception eurocentrée et élitiste, c’est parce qu’il passe d’ordinaire pour un marxiste althussérien ; et donc convaincu qu’il n’y a de philosophie qu’articulée au développement des sciences. Sans invalider cette approche althussérienne, Bado Ndoye propose une autre lecture qui éclaire sous un jour nouveau l’œuvre de Hountondji et la question des tâches de la philosophie aujourd’hui en Afrique. La critique de Tempels par Hountondji, souligne Bado Ndoye, est allé de pair avec la démarche qu’il a mise en œuvre d’élucidation du statut théorique des savoirs endogènes. « Il faudrait donc savoir tenir les deux bouts de la chaîne et lire d’un seul souffle la critique de l’ethnophilosophie et celui de l’exigence de reconstruction des savoirs dits traditionnels comme procédant d’une seule et même intention », invite l’auteur. Plus loin, il écrit : « (…) de la même manière qu’il y a eu principalement deux moments dans la phénoménologie husserlienne, l’on peut voir chez Hountondji un déplacement similaire qui fait advenir deux périodes dans le développement de sa philosophie » (page 70). Hountondji lui-même revient, dans la préface de son ouvrage autobiographique, « Combat pour le sens » (Les Éditions du Flamboyant, 1997), sur cette cohérence interne, cette « continuité » dans son œuvre. Ainsi, nous dit Bado Ndoye, l’idée de philosophie qui oriente la critique de l’ethnophilosophie ne peut être pleinement comprise que si elle est articulée à la problématique du sujet qui s’élabore d’abord chez le Husserl des « Recherches logiques » et « Ideen, I », et ensuite dans la « Krisis ».
De même, il voit une similitude entre la volonté de Hountondji de penser l’instauration d’une tradition de pensée scientifique en Afrique à partir des savoirs endogènes et celle du dernier Husserl cherchant à articuler l’univers des idéalités logico-mathématiques à la substructure du monde de la vie et à réinstaurer par cette voie inattendue l’idéal de la rationalité scientifique.
Vue sous cette angle, la critique de l’ethnophilosophie est « une manière de sauver les droits du sujet philosophant ». Ce qui suppose que l’on commence d’abord par « faire un sort à l’interprétation convenue d’un Hountondji altussérien » et ainsi « rompre avec la thèse trop longtemps brandie d’un Hountondji marxiste-althussérien et positiviste eurocentré », indique Bado Ndoye.
Arrière-plan idéologique
À travers la critique de l’ethnophilosophie, notamment la thèse du « sujet collectif », Hountondji met à nu l’arrière-plan idéologique qui supporte le livre du Révérend Père Placide Tempels, « La philosophie bantoue » (1947). En effet, fait-il remarquer, l’ouvrage, de Tempels « appartient de part en part à l’histoire de la philosophie occidentale, et qu’il prend part dans un débat intra-européen où l’Afrique n’est présente qu’à titre d’objet ». Or, pour Hountondji le philosophe africain ne saurait être un « ventriloque » qui reproduit les représentations erronées et les préjugés fallacieux que les autres élaborent sur lui. Autrement dit, « si la philosophie doit être conforme à son essence de discours critique sur soi-même et sur le monde, son inspiration ne devrait pas provenir de ce que les autres pensent ou disent des Africains, mais de l’initiative de ces derniers » (p. 85).
Pour ceux qui pensent que la critique de l’ethnophilosophie condamne les penseurs africains à « mourir dans la sociologie ou s’en détourner dans un mépris souverain », Bado Ndoye soutient avec force qu’il existe en réalité, dans la pensée de Hountondji, une « voie médiane ». Celle qui consiste « à penser les dépendances de l’esprit dans une perspective qui sauve à la fois les droits de la philosophie et ceux des sciences humaines et sociales ».
« Ré-instituer le sens de l’universel »
Une fois la critique de l’ethnophilosophie faite, il reste à s’atteler à l’examen sans concessions des superstructures culturelles dans lesquelles baignent les mentalités africaines, de sorte à mettre en lumière la façon dont les pratiques discursives y sont engendrées. Ce qui pose la problématique de l’oralité et la réhabilitation des langues africaines. À ce propos, contre le philosophe rwandais Alexis Kagamé, qui s’est fourvoyé dans la recherche d’une spécificité africaine et d’une « philosophie (bantoue) sans philosophes », Hountondji se tourne vers le ghanéen Kwasi Wiredu, philosophe de la traduction, pour mettre en lumière les véritables enjeux de la question philosophique des langues.
Pour conclure, l’enjeu ultime de penser Hountondji avec Husserl, comme le fait Bado Ndoye dans cet ouvrage, c’est de « ré-instituer pour nous, aujourd’hui, le sens de l’universel ». On l’aura compris, en faisant « dialoguer » un Hountondji soucieux de « démarginaliser » les savoirs endogènes avec un auteur (Husserl) resté « désespérément eurocentré » et qui, en cela, perpétue une tradition d’ostracisme, voire parfois de racisme que l’on retrouve chez de nombreux grands penseurs européens, Ndoye invite au fond à « désenclaver l’idée d’humanité » et l’humanité elle-même.