LE PROCÈS DE LA RUE
Ça a les allures d’un chaos presque généralisé. Une sorte de sauve-qui-peut où chacun cherche à sauver sa peau, en jetant l’opprobre sur l’autre. Et dans cette débandade, difficile de distinguer le magistrat du politicien ; l’avocat du client ; l’agent ou l’officier de police judiciaire de l’accusé… Sur sa page Facebook, Aminah Diagne exprime son désarroi. ‘’Le Sénégal a vraiment changé et ça fait peur. On ne reconnait plus le président, l’opposant, le procureur… Pour avoir suivi tous les directs relatifs à cette affaire, j’ai vu tellement de contradictions’’, s’indigne-t-elle.
L’histoire retiendra que tout est parti d’une plainte pour viols et menaces de mort déposée par une Sénégalaise du nom d’Adji Sarr contre l’un des politiciens les plus influents du Sénégal, en l’occurrence Ousmane Sonko. Dès que l’affaire fut ébruitée, le leader politique est monté au créneau pour charger le régime, parlant de complot. Dans son viseur, il y avait principalement le président de la République, son ministre de l’Intérieur et le procureur de la République. Il disait (février 2021) : ‘’Depuis quelques jours, on ne parle que de cette affaire, oubliant plusieurs autres priorités… Ceci est un complot ; un complot dont l’instigateur n’est personne d’autre que Macky Sall ; un homme qui n’ose pas faire face à ses adversaires à armes égales. Il ne connait que les armes non conventionnelles. Son seul objectif, c’est de masquer sa mauvaise gestion et les deals à n’en plus finir.‘’
Depuis, la polémique n’a eu de cesse d’enfler. Pour la première fois dans l’histoire du Sénégal, un président de la République est ouvertement accusé de fomenter une affaire de mœurs pour museler son adversaire politique le plus coriace. De l’avis du patron de Pastef, c’est pour essayer de faire croire que c’est une affaire privée et non politique, que les tenants du régime ont donné des instructions à tous leurs militants de ne pas s’en mêler.
‘’Qu’on sache que cela n’a rien de privé. C’est une affaire dont les ficelles sont tirées directement par le ministre de l’Intérieur avec son procureur. J’y apporterai des preuves en temps opportun. Nous montrerons tous les intermédiaires qui rôdent autour, l’argent qui a été donné à l’accusatrice’’.
La suite, tout le monde la connait. D’un dossier judiciaire, on est passé à une affaire politique, voire d’État. Le Sénégal est coupé en deux. D’une part, il y a ceux qui croient dur comme fer au complot ; d’autre part, ceux qui estiment que c’est une affaire privée et qu’il faut laisser la justice faire son travail. Les conséquences sont mortelles. Le bilan très lourd. Une dizaine de jeunes y ont laissé leur vie.
Et si la volonté des uns et des autres se confirme, ce bilan pourrait être encore plus lourd. Pour l’État, il est hors de question de sursoir à la procédure. Chez Ousmane Sonko et ses partisans, rien ne montre qu’on est prêt à aller en procès volontairement.
D’une affaire privée à une affaire judiciaire, voire une affaire d’État
De février 2021 à aujourd’hui, on aura tout vu dans le dossier Ousmane Sonko contre Adji Sarr. Des sorties au vitriol de l’ancien officier de la gendarmerie, le capitaine Seydina Oumar Touré, à celle de l’ancien procureur de la République, hier, en passant par les audio d’Adji Sarr diffusés par son marabout, la liste de Serigne Bara Ndiaye, le communiqué incendiaire de Maitre Dior Diagne (par ailleurs épouse d’Antoine Diome), beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. La politique a fini d’assoir ses bases dans le dossier. Le droit rudement malmené. De part et d’autre. Les témoins, les PV, les documents compromettants, les violations des données à caractère personnel, tout se passe sur la place publique, devenue le grand prétoire.
À la suite de l’avocate Me Dior Diagne, l’ancien procureur chargé du dossier, Serigne Bassirou Guèye, a aussi jugé nécessaire de se soumettre au tribunal populaire. Il se justifie : ‘’C’est parce que je suis à un tel niveau de pression… Un proche m’a dit : ‘Si vous ne voulez pas parler à la presse, allez au moins leur dire : Bonjour, les journalistes ; ce que Ousmane Sonko a dit, c’est faux ; merci ! Et ça nous mettrait à l’aise. Mais on ne peut pas être vos parents, vos amis, vos proches, on vous accuse matin, midi et soir, tout le monde se défend ou est défendu et toi tu ne te défends pas.’ C’est juste ça. J’aurais préféré ne pas avoir à répondre. Je suis donc venu uniquement pour vous dire : il n’y a pas eu de falsification, il n’y a pas d’acharnement contre Ousmane Sonko de ma part et que tout a été fait dans les règles de l’art, contrairement à ses allégations.’’
Une chose est sûre : ce n’est pas la justice qui va permettre de trancher le litige entre les deux blocs de Sénégalais, de recoller les morceaux entre le peuple plus que jamais divisé. Ce, d’autant plus que cela fait longtemps que cette institution judiciaire n’inspire plus aucune confiance à nombre de compatriotes. Surtout quand il s’agit de dossiers impliquant des politiques. Les affaires Khalifa Ababacar Sall, Karim Wade, Aliou Sall… sont souvent citées en exemples.
Beaucoup ont le sentiment d’une justice qui marche selon la tête du client. Et Ousmane Sonko, à tort ou à raison, n’a fait que surfer dessus. Pour lui, ce sera du ‘’gatsa gatsa’’, mais il est hors de question de subir les ‘’jurisprudences’’ des autres opposants. Lors de la dernière rentrée solennelle des Cours et Tribunaux, le président de la République a senti le besoin de rassurer les magistrats. Il peste : ‘’Ce n’est pas un sujet nouveau (la remise en cause de l’indépendance de la justice). Ce n’est pas une raison pour qu’on jette l’opprobre sur les acteurs de la justice ou sur la justice elle-même. L’État, en ce qui le concerne, défendra avec fermeté la justice, les magistrats qui sont chargés de l’incarner.’’
Le karma pour le régime qui a toujours refusé de mettre en œuvre les réformes pour rendre la justice plus indépendante
A l’occasion de cette même cérémonie, le bâtonnier de l’Ordre national des avocats a invité les acteurs judiciaires à revoir certains comportements. Selon lui, ces derniers sont interpellés au plus haut point, pour que la justice ne tende pas à devenir le patient de son propre système. Il déclare : ‘’Qu’ils soient, à tort ou à raison, le déficit de confiance et la défiance des citoyens à l’égard de leur justice jettent de façon dommageable le soupçon sur une institution qui ne le mérite pas et qui doit être respectée, car la justice est rendue au nom des citoyens. Lesquels doivent s’y reconnaitre et s’y soumettre pour qu’elle reste ce pilier de l’État de droit.’’
Pour arriver à ce résultat, le patron des avocats a invité les acteurs à s’armer de vertus. ‘’Ce que l’on peut appeler un affaiblissement de l’autorité judiciaire procède, certes, d’un état d’esprit de certains citoyens, mais, reconnaissons-le aussi, est entretenu de l’intérieur de l’institution par certains de nos comportements. Les acteurs de la justice que nous sommes avons tout pour jouer notre partition, surtout que nous avons tous, un jour, prêté serment d’être ‘indépendants’ et ‘dignes’, pour ne citer que ces deux principes essentiels qui nous caractérisent.’’
Mais comment en est-on arrivé là ? Durant tout son magistère à la tête de l’Union des magistrats sénégalais, Souleymane Téliko n’a eu de cesse d’attirer l’attention de ses pairs et des pouvoirs publics dans le sens de redorer l’image de la justice. Parmi les propositions essentielles préconisées à l’époque par l’organisation, il y a la nécessité de faire en sorte que la promotion des magistrats ne dépende plus des desiderata des tenants de l’Exécutif.
Dans la même veine, un comité de modernisation mis en place par le chef de l’État avait également fait des propositions pour renforcer l’indépendance de la justice. Mais désireux de continuer sa mainmise sur cette institution, l’Exécutif n’a jamais voulu les mettre en œuvre. Résultat : la justice s’est retrouvée aujourd’hui complètement dans la rue. Laquelle semble devenir un vaste tribunal où se règlent tous les différends. Et même les magistrats, censés dire le droit, se voient contraints de venir plaider leur cause, se soumettant ainsi au jugement implacable de l’opinion.