ATTEINTE AU PRINCIPE DU DROIT DE LA PROPRIÉTÉ
La baisse du montant de tout loyer, par voie règlementaire, est une atteinte à un « principe fondamental » du droit de propriété garanti par la Constitution
Le gouvernement a estimé que la loi n° 2014-03 du 22 janvier 2014 portant baisse des loyers n’ayant pas été calculés suivant la surface corrigée est intervenue dans le domaine règlementaire. En application de l’article 76 de la Constitution, il a saisi le Conseil constitutionnel aux fins de déclarer que les dispositions de la loi précitée ont un caractère réglementaire et peuvent être modifiées par décret.
On s’étonne que le même pouvoir politique qui a fait figurer dans cette loi des dispositions de nature réglementaire qu’il a fait adopter par le législateur vienne dire neuf ans après la promulgation de la loi que l’Assemblée nationale a empiété sur ses prérogatives. C’est curieux que ni le rédacteur du projet de loi, ni aucun membre du gouvernement ni aucun député ne se soient rendu compte que les articles premier et 2 de la loi de 2014 relèvent du domaine réglementaire. Pour autant, rien n’empêchait le gouvernement de demander l’abrogation des normes de la loi de nature réglementaire et de reprendre les dispositions abrogées dans un décret, sans avoir à recourir à la procédure de l’article 76 de la Constitution.
Le Conseil a rendu ses conclusions dans sa décision n° 2/C/23 du 1er février 2023. A l’appui de ses conclusions, il considère que « le législateur, par la loi portant Code des obligations civiles et commerciales en son article 572, alinéa 2 a prévu que les modalités de fixation des montants des loyers sont déterminées par décret… » (Considérant 7). Au final, il a jugé que « les dispositions des articles premier et 2 de la loi n° 2014-03 du 22 janvier 2014 ont un caractère règlementaire ». En revanche, pour le troisième et dernier article de la loi, il n’a pas fourni des éléments sur son sort, se contentant d’indiquer que « les dispositions de l’article 3 de la même loi relèvent du domaine législatif ». On aurait souhaité qu’il déclare que les dispositions de l’article 3 ne sont plus en vigueur.
La disposition de l’article 572 du Code des obligations civiles et commerciales (COCC) mérite d’être explicitée. Cet article est ainsi écrit [1]:« Que le bail soit à durée déterminée ou à durée indéterminée, le montant du loyer est fixé par rapport à l’évaluation faite de la valeur de l’immeuble.
Les modalités d’application du présent article sont fixées par décret ».
Il pose le principe que le prix des loyers à usage d’habitation est règlementé et renvoie à un décret d’application qui a pour objet de définir les règles de calcul des montants des loyers à usage d’habitation. Pour le dire autrement, le décret d’application de l’article 572 indique comment, en fait, le prix des loyers doit être calculé [2]. Le même article renvoie implicitement à un décret qui précise les modalités d’évaluation de la valeur de l’immeuble. C’est en ce sens qu’ont été édictés depuis plus de quarante ans un décret fixant les modalités d’évaluation de la valeur de l’immeuble et un décret relatif au montant du loyer des locaux à usage d’habitation.
La décision de délégaliser la loi du 22 janvier 2014 semble discutable du fait que la loi en question est la base légale de la baisse des loyers de 2014.
Il y a un amalgame entre la définition des règles de calcul du prix des loyers qui relève du pouvoir règlementaire et la baisse des montants des loyers qui relève des principes fondamentaux du régime de la propriété que l’article 67 de la Constitution réserve au domaine de la loi.
Les modalités de calcul du loyer des locaux à usage d’habitation au sens de l’article 568 du COCC relèvent du domaine réglementaire
Dans la situation actuelle, nous avons deux décrets (le décret n° 77-527 du 23 juin 1977 et le décret n° 2023-382 du 24 février 2023) dont la nature juridique se présente en des termes bien différents.
Le décret n° 77-527 du 23 juin 1977 est un règlement d’application de l’article 572 du COCC [3]
Sur le fondement des anciens articles 572, 575 et 578 du COCC, avait été pris le décret n°76-696 du 9 juillet 1976 relatif au montant du loyer des immeubles donnés en bail pour une durée indéterminée. À la suite des nouveaux articles 572 et 572-1 qui posent le principe que tous les loyers d’habitation sont désormais à prix réglementé, le décret n° 77-527 du 23 juin 1977 relatif au montant du loyer des locaux à usage d’habitation est venu étendre aux baux à durée déterminée les dispositions du décret du 9 juillet 1976 évoqué ci-dessus. De nos jours, c’est donc le décret n° 77-527 du 23 juin 1977, modifié par les décrets n° 81-609 du 17 juin 1981 et n° 2014-143 du 5 février 2014 [4], qui fixe les règles de calcul des loyers des locaux énumérés à l’article 568 du COCC.
Le principe est la liberté de fixation des loyers par les parties au contrat de louage. L’article 7 du décret pose la règle selon laquelle « le montant du loyer est arrêté d’un commun accord entre le bailleur et le locataire »[5]. Toutefois, cette liberté est encadrée par la loi pour protéger le locataire. C’est en ce sens que fut adoptée la loi n° 81-21 du 25 juin 1981 réprimant la hausse illicite du loyer des locaux à usage d’habitation. Elle est également encadrée par le décret d’application prévu par l’article 572 du COCC.
Un taux « plafond » est fixé par le décret de 1977 [6]. Pour tous les contrats de louage portant sur des locaux à usage d’habitation régis par le COCC, l’article 7 du décret a plafonné les taux à appliquer à la valeur réelle de l’immeuble. Trois taux à ne pas dépasser sont actuellement en vigueur en fonction du type d’immeuble [7]:
- Le taux de 10% qui s’applique aux catégories 4, 5, 6 et 7 des maisons individuelles et des catégories D, E, F et G des immeubles collectifs ;
- Le taux de 12% réservé à la deuxième et troisième catégorie des maisons individuelles et aux catégories B et C des immeubles collectifs ;
- Le taux de 13, 44 % pour la première catégorie des maisons individuelles et la catégorie A des immeubles collectifs.
La révision de la valeur locative d’un bail en cours n’est possible qu’au bout de trois ans. L’article 13 prévoit que « la valeur locative ne peut être révisée qu’à l’expiration d’une période de trois ans … ».
Le décret n° 2023-382 du 24 février 2023 n’est pas un décret d’application de l’article 572 du COCC
Si l’on se limite au Considérant 7 de la décision constitutionnelle, le décret à édicter devrait être un règlement d’exécution de l’article 572 de la loi portant COCC (un tel texte a un caractère permanent) alors la requête du Gouvernement porte sur un décret qui procède de l’article 76 alinéa 2 de la Constitution c’est à dire qui porte sur des matières non réservées au législateur Or, pour ce règlement dit « autonome » pris en application de l’article 76 de la Constitution, « le principe est qu’il ne doit pas exister de lois [8]» c’est à dire le pouvoir règlementaire est exercé sans une base législative[9]. Dans notre cas d’espèce, on doit être en présence de dispositions décrétales non rattachables à l’application de l’article 572 du COCC.
Seulement voilà, le COCC ne distingue pas les locaux à usage d’habitation pour lesquels le loyer est fixé librement et ceux pour lesquels le loyer est fixé par référence à la méthode de la surface corrigée. De notre point de vue, toute location à usage d’habitation au sens de l’article 568 du COCC devrait être soumise aux dispositions d’ordre public du COCC (cf. article 569) et il ne devrait pas en être autrement pour les loyers n’ayant pas été calculés suivant la surface corrigée.
Pour le reste, le décret de 2023 appelle les commentaires suivants :
- Les dispositions de la loi étant remplacées, on peut se demander s’il y a lieu « d’abroger et de remplacer ». « L’abrogation résulte de plein droit du remplacement de la disposition ancienne par la disposition nouvelle qui en prend la place [10]». Étant destiné à remplacer les deux articles de la loi de 2014 en ne laissant exister que le troisième article, le texte du décret du 24 février 2023 devrait, à notre sens, être présenté comme autonome et abroger la loi de 2014.
- Le second alinéa de l’article premier introduit des dispositions nouvelles sur les conditions d’accès à la location (elles n’existaient pas dans la loi de 2014) qui méritent d’être mises en harmonie avec le dernier alinéa de l’article 7 du décret de 1977[11].
- D’après le second alinéa de l’article 2, « (le décret de 2023) ne s’applique pas aux bailleurs qui continuent d’observer les baisses édictées par la loi n° 2014-03 du 22 janvier 2014… ». Les dispositions des articles 1er et 2 de cette loi étant abrogées et remplacées par de nouvelles dispositions d’ordre règlementaire, quel est le texte qui sert de fondement juridique des taux de 29%, 14% et 4% que ces bailleurs vont continuer d’appliquer à la place des nouveaux taux de 15 %, 10% et 5% entrés en vigueur à compter du 1er mars 2023.
- Enfin, la question est posée de savoir quelle est la portée de la disposition non délégalisée de la loi de 2014[12]. La question interpelle les très éminents juristes de notre pays.
Si l’on admet que les baux des loyers non calculés suivant la surface corrigée ne sont pas soumis au COCC (ce que semble confirmer l’alinéa premier de l’article 2 du nouveau décret de 2023 [13]), du moins en matière de fixation des montants des loyers, la baisse des loyers de ces baux ne peut être autorisée par voie règlementaire sans une base légale.
La baisse de tout loyer concerne les principes fondamentaux du régime de la propriété que l’article 67 de la Constitution réserve au domaine de la loi
Une question est posée : quelle est la signification de la dernière phrase de l’exposé des motifs de loi de 2014 : « La présente loi est donc un référent de baisse, qui s’applique aux locaux à usage d’habitation qui n’ont pas été donnés en bail suivant la méthode de la surface corrigée. » ?
Nous répondrons clairement que « le référent de baisse » veut dire le fondement légal ou juridique de la baisse[14].
En définitive, la baisse des loyers en 2014 a pour base légale la loi n° 2014-03 du 22 janvier 2014.
Le montant de tout loyer arrêté d’un commun accord entre le bailleur et le locataire ne peut être baissé, par voie décrétale, sans porter atteinte à un « principe fondamental » du droit de propriété d’où l’exigence d’une loi.
Conclusion
En l’absence d’une loi autorisant la baisse des loyers des locaux à usage d’habitation non donnés en bail suivant la méthode de la surface corrigée, la légalité du décret n° 2023-382 du 24 février 2023 se pose [15].
Il est souhaitable de prévoir que les projets de décrets pris en application du deuxième alinéa de l’article 76 de la Constitution soient soumis à l’avis de la Cour suprême.
Mamadou Abdoulaye sow est Inspecteur principal du Trésor à la retraite.
[1] À l’origine, il y avait l’article 572-1 issu de la loi n° 77-61 du 26 mai 1977 prescrivant l’obligation pour les parties de calculer à la surface corrigée le montant du loyer de tout local à usage d’habitation. La rédaction actuelle est issue de la loi n° 84-12 du 4 janvier 1984.
[2] Cf exposé des motifs de la loi n° 77-62 du 26 mai 1977 relative à la fixation, à titre transitoire, du montant du loyer des locaux à usage d’habitation.
[3] Il y a lieu d’ajouter le décret n° 81-683 du 7 juillet 1981 fixant les éléments de calcul du loyer des locaux à usage d’habitation date de 1981, modifié par le décret n° 2014-144 du 5 février 2014 ainsi que le décret n° 85-053 du 15 janvier 1985 fixant le mode de calcul des frais d’évaluation des locaux à usage d’habitation.
[4] Auparavant, il y avait le décret n° 76-696 du 9 juillet 1976 relatif au montant du loyer des immeubles donnés en bail pour une durée indéterminée.
Le décret n° 81-609 du 17 juin 1981 est venu abroger et remplacer les articles 6, 7 alinéa 2 et 12. L’article 6 prévoit que la fixation des éléments de calcul du prix des loyers par décret et non plus par simple arrêté du ministre chargé des prix (article 6). Au terme de ce décret de 1981, la valeur plafond était pour l’année était de 14% de la valeur réelle de l’immeuble.
Le décret n° 2014-143 du 5 février 2014 modifie l’article 7 alinéa 2 du décret du 23 juin 1977.
[5] L’article 42 du COCC définit la liberté de contracter comme la liberté « de contracter ou de ne pas contracter, d’adopter toute espèce de clauses de modalités, les parties ne peuvent cependant porter atteinte par conventions particulières à l’ordre public ou aux bonnes mœurs ».
[6] En 1977, un taux normal de 12 pour cent de la valeur réelle de l’immeuble avait été fixé ; taux pouvant être porté à 18 pour cent pour les immeubles de très grand luxe.
[7] cf. rapport de présentation du décret n° 2014-143 du 5 février 2014 disponible sur https://www.ascosen.org/decret%20sur%20taux.PDF
[8] René Chapus, « Droit administratif général », Tome 1, 15ème édition, Montchrestien 2001, p. 660.
[9] Conseil d’État France, 8 février 1985, Association des centres E. Leclerc.
[10] cf. Cours « Introduction à la rédaction d’actes administratifs »
[11] Cet alinéa énonce que “le montant du cautionnement et des loyers à verser d’avance à titre de garantie ne peut excéder une somme correspondant à deux mois de loyers”.
[12] Il ne reste que l’article 3 ainsi libellé : « Toute violation de la présente loi expose son auteur aux sanctions prévues par la loi n° 81-21 du 25 juin 1981 réprimant la hausse illicite du loyer des locaux à usage d’habitation ».
[13] Cette disposition énonce que le décret s’applique aux baux à usage d’habitation régis par le Code des obligations civiles et commerciales en cours à compter de son entrée en vigueur.
[14] Le législateur de 2014 aurait dû renvoyer à un décret qui précise les modalités d’application notamment les critères de fixation des taux de baisse.
[15] Malgré le fait que la décision du juge constitutionnel a autorité de chose jugée.