LA MORT NE NOUS SURPREND PAS
Nous savions, dans les couloirs du département de philosophie, dans les allées du militantisme politique, que la vie est d’abord un apprentissage difficile de la mort. Les juges athéniens, au nom de la « société » avaient condamné Socrate, philosophe mobile des espaces ouverts, à boire la ciguë. La philosophie naît de cette énigme d’un Socrate qui était prêt à mourir, armé d’une mémorable phrase: « …voici l’heure de nous en aller, moi pour mourir, vous pour vivre. Qui de nous a le meilleur partage, nul ne le sait, excepté le dieu ». Nous sommes bien en présence de l’acte fondateur de l’entreprise philosophique: quête de la vie heureuse.
Notre ami Soro Diop, mort dans la nuit du vendredi 22 au samedi 24, était d’abord un philosophe. C’est, avant tout, cette leçon du courage face à l’épreuve absurde de la mort, que nous partagions. Lui, Racine Talla et Mamadou Sèye furent mes aînés au département de philosophie. Nous avions tissé néanmoins le lien amical et la complicité dans le partage des concepts. Nous étions de la tendance Mao et confusément sartriens pénétrés de la maxime de l’agir comme condition de l’être : il n’y a aucune essence ou aucun horizon qui définisse l’homme qui n’est au monde que par ce qu’il fait, par quoi il se réalise. Voilà pourquoi Sartre pense l’homme comme absolument libre, libre de choisir et de façonner son destin. Entre Marx, notre référence de granite, et Sartre, philosophe vivant de l’action, nous avions bien trouvé des « armes miraculeuses » pour notre combat politique.
Dans les allées du militantisme, nous avions choisi la mouvance And Jëf dans la radicalité de l’engagement communiste. Nous avons été nourris à l’école de l’idéal héroïque dont Oumar Blondin Diop, Ousseynou Cissé et les autres martyrs du mouvement démocratique sénégalais étaient des repères précieux. Ils sont morts jeunes et nous-mêmes avions considéré la mort comme une « conclusion neutre » de la vie. Dans cette bande provisoire des quatre, j’ai été le plus modéré, Sèye aussi l’était avec un humour qui détend, nos deux amis ayant choisi des voies radicales d’en découdre avec l’adversaire du moment, alors que le mouvement étudiant de Dakar engageait une épreuve de force contre le gouvernement et les autorités du COUD en 1984 et 1987.Racine était du type spontané, résolu et téméraire tandis que Soro, était prosaïque, poétique et tout aussi déterminé. Cependant, nos convictions restaient intactes et similaires, nous constations nos divergences tout en fortifiant nos convergences pour mieux porter, ensemble, le combat. Et je pense, ainsi, que chacun de nous éprouvait la paix de l’âme dans l’amitié stellaire qui nous unissait jusqu’à partager, étudiants paumés, mais heureux, une même chambre. Nous étions activement présents dans ces tempêtes de 1984 et 1987, guidés plutôt par nos idéaux révolutionnaires dont les revendications estudiantines n’étaient qu’un relais vers le Grand Soir. Nos débats étaient denses sur les perspectives du mouvement, nos concepts philosophiques mobilisés pour en éclairer les obscurités et les points les plus porteurs pour la révolution.
Le destin fera croiser à nouveau nos chemins : Racine, Soro et moi basculons dans la communication et le journalisme, de nouvelles formes d’engagement alors que le combat démocratique était dominé par l’exigence têtue d’une alternance après la séquence du combat pour l’ouverture démocratique intégrale. Malgré des parcours politiques interrompus et divergents, nous sommes restés des militants porteurs d’un même idéal. Nous sommes surtout restés un bloc d’amis indestructibles.
En souvenir de ces années porteuses d’avenir, je cite Youssou Diallo, feu Salif Diallo du Burkina Faso, feu Toto Diarra du Mali, l’actuel Président du Sénégal et celui du Niger, Macky Sall et Mohamed Bazoum, les avocats Souleymane Ndéné Ndiaye, El Hadj Diouf, Demba Ciré Bathily, le philosophe feu Khalifa Mbengue, Doudou Sèye, l’économiste Abdou Kama, Boubacar Mbodj, Mbenda Ndiaye, Moctar Sourang, Feu Mame Ndiaye, l’historien feu Alioune Touré, feu Papa Abdou Sylla, Tamsir Ba, Babacar Ndao, Moussa Sarr, et j’en oublie.
Soro est parti, pour rejoindre d’autres camarades qui ont milité âprement pour le Sénégal, pour les démunis, prolétaires et paysans laborieux. Ils sont partis, certains sans enfant. Comme le dit un de nos précieux ascendants, «nous sommes leurs héritiers». Soro Diop, de toi, je garderai l’éclat du rire solaire, puissant et contagieux. De toi, je garderai l’intellectuel engagé et le ténor de la plume qui a traversé la vie en homme libre et heureux. Tes frères, tes camarades, tes collègues et tes compagnons le savent. Continue d’être heureux dans les jardins sous lesquels coulent des ruisseaux. Enfin…