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LA LITTÉRATURE A UN RÔLE À JOUER DANS CE MONDE TROUBLÉ

Entretien exclusif avec Boubacar Boris Diop, 27ème lauréat du Prix international de littérature Neustadt qui reçoit son prix, aujourd’hui, à Oklahoma. Il s’agit d’une enveloppe de 50 000 dollars, soit près de 33 millions 250 mille FCfa, une réplique d’une plume d’aigle moulée en argent et un certificat. À l’occasion de cette cérémonie, sera annoncé également le prochain récipiendaire. Une série de manifestations notamment littéraires sont au programme pour fêter l’auteur sénégalais. 

M. Diop, vous vous apprêtez à recevoir le prestigieux Neustadt International Prize for Literature pour votre production romanesque, notamment « Murambi, le livre des ossements ». Quel est le sentiment qui vous habite ? 

À l’origine de toute carrière d’écrivain, il y a toujours l’envie de partager avec des inconnus des histoires que l’on juge intéressantes. On ne se préoccupe pas trop de prix littéraires, mais lorsque ceux-ci arrivent, surtout par surprise, on les accueille avec joie. L’écriture est un exercice solitaire même si, comme dit Laabi, le poète vit dans une « solitude peuplée » et un tel événement nous fait entrer en dialogue avec les lecteurs de nos livres. Ce sont des moments précieux. Là, je dois avouer avoir également accueilli la nouvelle avec un certain soulagement puisque je fais partie de ces auteurs sans cesse rongés par le doute quant à la valeur réelle de leur travail. Le Neustadt est décerné par « World Literature Today », qui est une revue exceptionnelle et par un jury qui change à chaque édition, d’écrivains et de critiques. Je crois pouvoir parler ici d’une reconnaissance des pairs à l’échelle internationale, avec le sentiment de ne m’être pas planté en consacrant tant de nuits blanches et d’énergie à mes livres.

Cette distinction peut-elle stimuler votre inspiration pour d’autres projets littéraires ? 

J’écris depuis ma tendre enfance et je vais bien évidemment continuer. Je crois que je ne sais rien faire d’autre et j’ai de la chance parce que j’y prends également beaucoup de plaisir. De ce point de vue, rien de nouveau sous le soleil.

Vous avez quand même dit quelque part que ce prix a un sens particulier pour vous… 

Je confirme. Je dirais même qu’il a une saveur particulière. Vous savez, c’est la lecture de la version anglaise de « Doomi Golo » qui a incité Jennifer Croft à lire « Murambi, le livre des ossements » – en anglais toujours – et à me proposer pour le Neustadt. C’est tout à fait symbolique, le fait que mon premier roman en wolof ait finalement conduit à une telle distinction. J’en suis très fier, c’est un démenti cinglant à tous les complexés pour qui nos langues nous renferment sur nous-mêmes. Ngugi n’a eu de cesse de prouver qu’elles ont toute leur place sur la scène de la littérature mondiale, mais ça a toujours paru beaucoup moins évident dans notre univers littéraire francophone que l’on peut parfois trouver très étrange. Mais puisque la meilleure façon de dire c’est de faire, il faut continuer à publier de la fiction dans nos langues et, dans peu de temps, plus personne n’osera utiliser des arguments aussi insensés. Les traductions en langues étrangères de « Doomi Golo », celles de Cheik Aliou Ndao ou Mariama Bâ et l’attribution du Neustadt à un auteur de langue wolof sont chez nous autant de pas dans la bonne direction.

Le récit de cet ouvrage primé peut-il avoir une résonnance particulière dans ce monde troublé, actuellement ? 

Je dis toujours que si je n’avais pas été au Rwanda je n’aurais pas écrit un seul roman en wolof ou traduit « Une saison au Congo » de Césaire. Il faut aussi souligner que la connexion entre « Doomi Golo » et « Murambi, le livre des ossements », tout en étant à l’origine de ce prix lui est bien antérieure. Cela fait un quart de siècle que je parle du génocide des Tutsis au Rwanda et je sais que ma voix, sur ce sujet tout au moins, va porter un peu plus loin. Le devoir de mémoire est intimement associé au travail du deuil, c’est une entreprise collective où chaque parole de compassion compte. C’est seulement grâce à cela que le « Plus jamais ça » ne restera pas un vœu pieux. La littérature a donc un rôle à jouer dans ce monde troublé auquel vous faites allusion. Et ces « troubles » – là, pour ce qui nous concerne, renvoient au Mali, que l’on essaie de briser pour mieux continuer à le piller et qui reste debout, au Burkina et au Tchad qui essaient de se relever dans d’horribles souffrances et avec plus ou moins d’intensité à tous les peuples africains qui n’en peuvent plus de la Françafrique, cet « Empire qui ne veut pas mourir », pour reprendre le titre d’un ouvrage faisant désormais autorité. L’écrivain qui prétend ne rien avoir à dire sur ces questions brûlantes risque d’écrire en vain, si vous me permettez ce petit clin d’œil à Williams Sassine.

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